L’œil le plus neuf, le plus original, qu’on ait jamais porté sur le XXe siècle et sur les grands témoins qui l’ont fait est certainement celui de la photographe-portraitiste Gisèle Freund, née allemande à Berlin en 1908 et morte française à Paris en 2000. Cette artiste qui a traversé le siècle, ses crises, ses idéologies, ses guerres et ses espoirs, était éprise de la France, un pays d’adoption auquel, malgré quelques éclipses, en Amérique du Sud notamment, elle restera toujours intimement fidèle.
Une "photographe visionnaire", c’est ainsi que la qualifie Le Monde dans un article que le grand quotidien français consacrait à Gisèle Freund en 2021, à l’occasion d’un court-métrage diffusé sur la chaîne franco-allemande Arte. Pour le grand public, note Le Monde, la photographe est surtout célèbre pour les portraits qu’elle a réalisés, ceux des célébrités de son époque, mais aussi et surtout pour le premier (et le seul) portrait officiel qu’elle a fait de François Mitterrand, Président de la République française de 1981 à 1995.
De la sociologie à la photographie
Comment Gisèle Freund est-elle ainsi parvenue à cette consécration, celle de devenir en quelque sorte une "photographe officielle" ? Tout la prédestinait peut-être à le devenir ! Née à Berlin dans une famille aisée et fortement attirée par les beaux-arts, on lui offre très jeune le moyen de montrer ses talents artistiques avec un petit appareil photo qui ne la quitte jamais. Parallèlement à cet apprentissage, Gisèle Freund s’intéresse à la sociologie et à l’histoire de l’art et suit une formation à l'université de Francfort, puis à Fribourg.
D’origine juive et membre du mouvement communiste, elle doit fuir, dès 1933, l’Allemagne d’Hitler qui commence à mettre en place sa politique antisémite. Elle se réfugie alors à Paris où elle est d’abord décidée à poursuivre ses études.
Paris, des études et des écrivains
C’est à la prestigieuse Université de La Sorbonne (Faculté des lettres de Paris) qu’elle va trouver ce lieu propice pour finir sa thèse, commencée à Francfort, et la faire publier en français. Cette thèse, la première du genre, porte sur La Photographie en France au XIXe siècle et constitue une toute première analyse sur la sociologie de l’image. Un sujet "tenu pour excentrique par l’université, qui ne considère pas encore cette discipline comme l’un des beaux-arts", comme l’écrit encore Le Monde.
Afin de financer ses études, elle commence une carrière de photographe professionnelle, grâce à la libraire parisienne Adrienne Monnier qui lui fait rencontrer les grands écrivains de l’époque, français et étrangers, qu’elle photographie : Virginia Woolf, Colette, André Malraux, Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir, Samuel Beckett, Jean Cocteau, André Gide etc. Comme elle l’écrit elle-même : "Paris était redevenu un des centres intellectuels et artistiques où se brassaient toutes les opinions et où naissaient les idées. Je photographiais la plupart de ces écrivains et artistes". (in Trois jours avec Joyce de Gisèle Freund - Denoël éditeur.
Des portraits, des reportages et des paysages
Au moment où éclate la 2e guerre mondiale, dès le début du conflit, Gisèle Freund est contrainte de fuir la France qui est en partie occupée. Elle se réfugie d’abord en Argentine où elle délaisse un peu les portraits pour réaliser des reportages moins intimistes sur les populations autochtones d’Argentine, puis elle s’installe au Mexique où elle s’intéresse aux paysans et aux paysages locaux.
Que ce soit en Argentine ou au Mexique, elle poursuit néanmoins sa carrière de portraitiste, avec de nouveaux modèles tels que Frida Kahlo, Diego Rivera, Pablo Neruda, Borges ou encore Eva Peron, première dame d’Argentine !
En 1946, après ce premier exil, Gisèle Freund rentre à Paris. Elle y présente ses photos dans une exposition consacrée à l'art sud-américain, mais repart en Patagonie pour le compte du gouvernement français. Elle en ramène encore des photos de paysages et devient la première femme à rejoindre l'agence Magnum en 1947. C’est à ce titre qu’elle voyage encore aux Etats-Unis, au Canada, au Pérou en Equateur, en Bolivie et au Brésil.
Le temps de la consécration
De retour à Paris en 1952, après avoir quitté l’agence Magnum, elle se reconvertit à nouveau en photographe indépendante et travaille pour de nombreux magazines français et internationaux (Vu, Paris Match, Art et décoration, Images du Monde, Verve, Weekly Illustrated). Elle continue néanmoins ses séries de portraits, avec de nouvelles têtes d’écrivains, comme Henry Miller, Tennessee Williams, John Steinbeck, Alexandre Soljenitsyne, Marguerite Duras ou James Joyce.
En 1968, elle est la première photographe à exposer au Musée d'art Moderne de la ville de Paris et publie un ouvrage Photographie et Société, un prolongement de sa thèse, qui devient un ouvrage de référence pour les photographes.
Plus le temps avance, plus la reconnaissance se fait vive : elle expose à New York et elle est la première photographe à recevoir le Grand prix national des Arts pour la photographie en France. Les distinctions pleuvent : officier des Arts et Lettres, Légion d’honneur, Mérite national, jusqu’à la très importante rétrospective que lui consacre le centre Beaubourg - Georges Pompidou en 1991.
Reconnue tout au long de sa vie comme l’une des plus grandes photographes-portraitistes du XXe siècle, en France comme dans le monde entier, elle décède à Paris en 2000 et laisse, en forme de reconnaissance à la France, un fonds photographique important.
Pour en savoir plus
- des articles parus dans le journal Le Monde (archives)
- le dossier Gisèle Freund sur le portail des collections de l’IMEC (Institut Mémoires de l’édition contemporaine)
- les ressources sur le site du Centre Beaubourg – Georges Pompidou (avec plus de 200 photos de l’artiste)
- le recueil de souvenirs d’Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon, ouvrage très intéressant sur la vie intellectuelle et artistique à Paris entre les deux guerres (Albin Michel éditeur)